jeudi 17 juillet 2014

Le cimetière de la morale (1975)

Yakuza Eiga atypique dans la filmographie de Kinji Fukasaku, puisque Le cimetière de la morale, ne s'intéresse pas ici à un clan et à divers personnages, mais à un seul homme. Inspiré d'une histoire vraie, ce long-métrage est d'ailleurs l'un des préférés du cinéaste.

Au lendemain de la seconde Guerre Mondiale, un yakuza individualiste du nom de Rikio Ishikawa devient totalement incontrôlable dans le Japon d'après-guerre. Ces incidents sont sur le point de faire naitre une guerre des gangs à Tôkyô.

Rikio Ishikawa est un véritable électron libre qui semble ne rien respecter, ni son chef, ni la seule femme qu'il aime : agissant sur des coups de tête puérils, il finit d'être bannit de Tôkyô pour une durée de dix ans, mais revient au bout d'un seul et multiplie les provocations.

Le spectateur suit donc la descente aux enfers d'un "anti-Yakuza" par excellence, ne respectant surtout pas le code de l'honneur. Car la grande force du cimetière de la morale est de parvenir à nous rendre aussi attachant ce personnage à priori antipathique, voir détestable et qui sème la zizanie, Rikio Ishikawa semble répondre au chaos dans lequel est plongé le Japon de la fin des années 40, sous occupation Américaine, par un nihilisme forcené. Dans l'introduction du début, l'une des personnes interrogées compare ce voyou à un ballon qui monte au ciel jusqu'à exploser, une métaphore digne de ce kamikaze.

Le cadre historique est convaincant à ce titre, puisqu'il s'agit de l'après-guerre, deuxième claque Japonaise après celle des navires noirs du commodores Perry en 1853, affirmant ainsi l'ouverture du Japon envers l'Occident et de la mainmise des États-Unis sur l'archipel. Particulièrement au niveau politique et économique : Les Japonais mangent ainsi dans la main des Yankees, ces derniers leur fournissent alcools et drogues. Ainsi il est important de ne pas déborder du cadre, et attirer l'attention des MP (Police Militaire).   Kinji Fukasaku aura rarement été aussi expressif sur l'état de la société Nippone que durant la guerre de clan, durant cette courte scène un chef de gang, un policier et politicien sont assis à la même table pensant tous à l'idée d'exploiter, la force d'occupation. Le cinéaste porte un regarde sur ce que Rikio Ishikawa justement n'arrive pas à comprendre, et n'arrête pas de déjouer cette frontière artificielle de manière anarchique et nihiliste, ne respectant aucune autorité, ni morale - Allant même jusqu'à agresser son propre patron et agit comme une bête avec les femmes.


L'anarchie de la politique Japonaise d'après-guerre est décrite dans ce long-métrage. Car en attendant une transition stable, l'archipel est administré par les vainqueurs, c'est à dire les hommes du général Douglas MacArthur, et ça jusqu'en 1951. Les Américains apportent aux Japonais une démocratie, avec l'élaboration d'une nouvelle constitution, le droit de vote pour les femmes et la liberté de la presse - Principe cher au pays de l'oncle Sam. Des élections locales sont même organisées donnant un semblant de vie participative à la population, Kinji Fukasaku l'évoque grâce notamment  à la candidature surréaliste de cet "ancien" yakuza - Même si on est jamais trop éloigné de ce milieu mafieux - qui se présente dans le quartier Shinjuku. Grâce à ça, le cinéaste montre au spectateur le désordre politique et moral du Japon, ou le monde économique n'est plus le seul à se voir contaminer par ce milieu, la politique devient à son tour un domaine intéressant pour étendre le pouvoir des clans en utilisant un politicien pour faire passe les bonnes décisions.

Kinji Fukasaku revient aussi assez brièvement sur les Chinois et Coréen enrôlés de force dans l'armée Nippone pendant la seconde Guerre Mondiale, sujet encore tabou à l'époque de la sortie du cimetière de la morale. Entre 1937 à 1945, la seconde Guerre Sino-Japonaise débute suite à l'invasion de la partie orientale de la Chine par l'armée impériale. L'empire du Soleil Levant poursuit sa "politique d'expansionniste" sur ces nouveaux territoires et également en Corée. Lors de la capitulation du pays le 15 Août 1945, les nombreux "soldats-prisonniers" ont été libérés par l'administration Américaine présente pour reconstruire le pays. Ces ressortissants narguent la population Tôkyôite, sous couvert de la protection des G.I et des MP, certains d'entre eux font même déjà du trafics ou voir monte des tripots clandestins ou des bordels en concurrence bien sûr aux yakuzas locaux.

Esthétiquement, la réalisation de Kinji Fukasaku se traduit par de l'anti-Seijun Suzuki, en alternant du noir & blanc monochrome proche du sépia et des couleurs âpres. L'introduction du cimetière de la morale commence à la manière d'un documentaire présentant le passé de Rikio Ishikawa, avec témoignages et photos à l'appui. Sans oublier cette voix off racontant le parcours de ce yakuza hors-norme, cette idée est vraiment utile pour la narration du récit.

Rapidement le réalisateur filme ce chaos ambiant et cette folie à l'écran, en poussant visuellement ses codes de mise-en-scène développés à leur paroxysme depuis Combat sans code d'honneur : Décadrage, montage épileptique, caméra de travers et à l'épaule pour exprimer la violence qui jaillit à chacune des scènes de bagarres déclenchées - peut-être pas si gratuites - quand la colère du principal protagoniste explose, car elles expriment d'autre part la perte d'un passé révolu, celui des yakuzas de l'ancienne époque, qui défendaient le respect de leur patron et de leur territoire. Une violence justement, excessive, grotesque, mais surtout absurde, comme la vie de Rikio Ishikawa. De ces marres de sang se dégage ainsi une profonde tristesse et un nihilisme poignant. Et de cette hargne le cinéaste nous offre une des plus belles, sinon la plus belle histoire d'amour dans un film Japonais - Comme cette scène qui voit le yakuza croquer les os de sa défunte épouse tout juste incinérée, devant son clan tétanisée

L'une des grandes réussites est sans doute sa reconstitution d'après-guerre. Avec ses vieilles voitures, le marché au noir, le bidonville de Shinjuku… Tous ces différents éléments font replonger le spectateur dans cette période chaotique

Magnifiquement interprété par Tetsuya Watari, qui ne quitte jamais ses verres fumés. La force de son acteur est nous faire aimer ce personnage à priori antipathique et fouteur de merde, celui-ci trahit ses amis, viole la seule femme qui l'aime vraiment. On notera la présence de Noboru Ando (Guerre des gangs à Okinawa) en yakuza politicien et de Kunie Tanaka (La saga de Combat sans code d'honneur) interprétant l'ami drogué de Rikio Ishikawa. Pour la petite histoire le mangaka Eiichiro Oda c'est inspiré du visage du comédien pour l'amiral Kizaru dans One Piece.  


La composition est signé Toshiaki Tsushima (La saga de Combat sans code d'honneur, Street Figther). Ces musiques alternent entre mélancolie et rythmes pop.

Avec Le cimetière de la morale, Kinji Fukasaku nous offre une oeuvre proche du Scarface d'Howard Hawks. Un film viscéral et nihiliste, possédant une vision de l'humanité sans concession. Et pourtant dans ce bain de violence absurde se dégage un certain romantisme et une profonde compassion, qui font accéder le film au sublime. Un aboutissement, surtout pour le cinéaste Nippon qui délaissera en partie le milieu criminel Japonais pour son film suivant Police contre Syndicat du crime, davantage centré sur les forces de l'ordre. Une de mes dernières grandes découvertes !

A noter, qu'un remake au titre éponyme existe, sorti au Japon en 2002, réalisé par le célèbre cinéaste à la filmographie très prolifique : Takashi Miike (La trilogie Dead or Alive, Audition, Ichi the Killer)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire