samedi 19 mars 2016

La 7ème Cible (1984)

Dernier rôle de Lino Ventura au cinéma - même si le comédien fait une brève apparition non-crédité dans La Rumba de Roger Hanin. Le comédien décède le 22 octobre 1987 à son domicile de Saint-Cloud, d'une crise cardiaque à l'âge de 68 ans, après trente-quatre ans d'une carrière cinématographique bien remplie et soixante-quinze films à son actif… Ainsi disparait l'un des monstres sacrés du cinéma Français.

Au printemps 1984, Gaumont propose à Sophie Marceau, dix-sept ans et cinq films, d'interpréter la fille de Lino Ventura. L'offre a d'autant plus de valeur que ce projet est réalisé par Claude Pinoteau, le cinéaste qui a lancé la carrière de l'actrice avec La Boum & La Boum 2 et à nouveau produit par Gaumont qui avait sorti les deux films tremplin de la comédienne en 1980 et 1982. Deux excellentes raisons pour ne pas refuser. Enthousiaste à l'idée de renouer avec son équipe fétiche et d'être en duo avec Lino Ventura, troisième pointure à son jeune palmarès après Claude Brasseur, Gérard Depardieu & Jean-Paul Belmondo, la jeune comédienne accepte et signe.

Sauf qu'un élément va tout remettre en question. À cette époque, Sophie Marceau commence une romance avec le cinéaste Andrzej Zulawski dont elle a fait la connaissance trois ans plus tôt au Festival de Cannes. Amoureuse, la comédienne a du mal à refuser d'être l'héroïne de  la  prochaine réalisation de son homme, L'Amour Braque libre adaptation de L'Idiot de Dostoïevski. D'autant que la précédente comédienne pressentie, Isabelle Adjani, vient de déclarer forfait. Hélas, les dates de tournage tombent en même temps que celle de La 7ème cible. Il faut trancher : Ce sera L'Amour Braque. Le premier jour des prises de vues du long-métrage, alors que toute l'équipe attend Sophie Marceau sur le plateau installé à l'Aéroport de Roissy, la comédienne débarque, file voir Claude Pinoteau et lui explique qu'elle quitte l'aventure, arguant en outre qu'il est temps pour elle de se défaire de l'image Gaumont ! Une triple trahison, celle vis-à-vis d'un contrat non respecté d'une part mais surtout celles envers Claude Pinoteau & Gaumont sans lesquels elle ne serait jamais devenue ce qu'elle est.

Dans sa biographie Merci la vie ! (Disponible au Cherche Midi) Claude Pinoteau revient sur cet accident industriel :

"Dans le hall de l’aéroport, je retrouvai mon équipe, celle de La Boum, pour préparer la journée commençant à midi. Ouvriers et techniciens étaient heureux à l’idée de retrouver Sophie. C’est alors qu’on me demanda de rappeler d’urgence Gaumont. Alain Poiré venait d’apprendre que Sophie quittait le film pour celui de Zulawski. J’étais abasourdi. Je ne pouvais croire qu’elle mette le film en péril, en nous abandonnant au seuil du tournage. C’était une faute professionnelle lourde de conséquences et un affront à l’affection qui nous liait depuis quatre ans. À 11 heures, mon assistant Marc Rivière passa me dire que Sophie venait d’arriver. Mais ce n’était pas pour se rendre au maquillage. C’était pour me voir. Elle entra livide, déterminée, et voulut m’embrasser. J’arrêtais son geste : allait-elle tourner ? "Non", répondit-elle sur un ton bravement résolu. Je lui demandai alors ce qu’elle venait faire ici. Elle maîtrisait mal une irrépressible envie de pleurer. Devant son mutisme, j’enchaînai : "Pour chercher l’absolution ?... Tu te rends compte de ce que tu fais, dans quelle situation tu nous laisses ? Quels risques tu prends ?". Elle ravalait ses larmes sans répondre. Bien sûr qu’elle se rendait compte, mais voulait vaillamment s’en tenir à sa décision. J’estimai que nous n’avions plus rien à nous dire. Elle voulut encore m’embrasser avant de partir. Je refusai. "Tant pis", dit-elle, émue et fière d’avoir tenu, d’être venue hardiment, dans le seul but, sans doute, de m’apprendre elle-même la nouvelle et peut-être me montrer son affection malgré son renoncement. Elle quitta les lieux. (…) C’était la consternation. Lino Ventura était furieux. Allait-on devoir arrêter le film ? Le plan de travail serait-il remis en question, les dates des autres comédiens décalées, les engagements réservés avec la Philharmonie de Berlin revus ? Etc... Il fallait faire immédiatement face à la situation".

De gauche à droite, Claude Pinoteau, Jean-Loup Dabadie & Lino Ventura.
Le projet de La 7ème cible n'est pas abandonné pour autant. Elizabeth Bourgine reprend au pied levé le rôle de Laura Grimaldi, la fille violoniste de Lino Ventura, même si sa présence dans l'histoire est légèrement en retrait par rapport à celle initialement prévue pour Sophie Marceau. Le tournage est simplement repoussé de trois jours, la nouvelle comédienne, prévenue au dernier moment, n'a qu'un petit week-end pour lire le scénario et essayer ses costumes, sans avoir le temps de rencontrer Lino Ventura… Si Claude Pinoteau peut quand même tourner son long-métrage, le cinéaste reste furieux de ce qu'a osé lui faire sa Vic Beretton de La Boum. Mais cette colère qui touche au cœur n'est rien à côté de celle de la Gaumont qui, elle, touche au porte-monnaie. "Le studio à la marguerite", qui avait déjà connu un désistement de dernière minute avec Patrick Dewaere lâchant au dernier moment La Carapate, de Gérard Oury, en 1978, décide de ne pas passer l'éponge et dégaine ses avocats, imposant à Sophie Marceau de payer un dédit s'élevant à un million de francs, ce qui obligera la comédienne à contracter un emprunt qu'elle mettra longtemps à rembourser. Quatre ans plus tard, elle se fera pardonner en signant pour L'Étudiante, le nouveau film de Claude Pinoteau, à nouveau produit par Gaumont.

Un autre problème inattendu survient pour la production de La 7ème Cible, peu avant le début du tournage Lino Ventura est victime d'un accident domestique, le comédien a chuté dans sa cuisine quelques temps auparavant, assez diminué cela ne l'empêche pas d'exécuter lui-même - et difficilement - certaines scènes assez physiques.

Le scénario est écrit par Jean-Loup Dabadie. Étudiant en Lettres à Paris, ce garçon se passionne pour l’écriture. En 1957, âgée alors de dix-neuf ans, le jeune homme publie son premier roman, intitulé Les Yeux Secs, aux Éditions du Seuil, suivi l’année suivante par Les Dieux du Foyer. Pendant ses débuts de romancier, cet auteur amorce une carrière de journalisme grâce à Pierre Lazareff, dirigeant du Nouveau Candide. Au cours de cette période, l'écrivain participe à la collaboration de la création de la revue Tel quel, avec Philippe Sollers & Jean-Edern Hallier. En parallèle il écrit également des critiques de films et des reportages pour Arts.

Déjà fort occupé par ses piges, Jean-Loup Dabadie écrit dès 1962 pour la télévision. Il fait alors équipe avec Jean-Christophe Averty & Guy Bedos pour les émissions produites par Michèle Arnaud - Histoire de Sourire et Les Raisins Verts. Vient, ensuite, le temps du service militaire, pendant lequel le jeune homme est affecté dans un régiment de parachutistes à Tarbes
. Au cours de son service, l’auteur envoie quelques sketches à Guy Bedos, dont Bonne fête Paulette & Le boxeur. Peu après, en 1963, alors que l'écrivain regarde la télévision, il a l’honneur de voir le comique interpréter ses deux numéros. Cette nouvelle collaboration donnera naissance à des saynètes tel que Monsieur Suzon, Un jeune homme de lettres ou Dernier dans la première… Jean-Loup Dabadie amorce, pendant les années soixante, une carrière de scénariste pour le cinéma. Le romancier collabore, au fil des années, avec des cinéastes comme Claude Sautet (Les choses de la vie, César et Rosalie, Une histoire simple), Yves Robert (Clérambard, Salut l’artiste, Un éléphant ça trompe énormément, Nous irons tous au paradis), Claude Pinoteau (Le Silencieux, La Gifle), et l'un des représentants de La Nouvelle Vague, François Truffaut  avec Une belle fille comme moi en 1971.

La carrière de cet auteur prolifique est également marquée par le théâtre. En effet, Jean-Loup Dabadie signe plusieurs pièces dont La Famille écarlate (1967), Le Vison voyageur (1969), Madame Marguerite (1974) & Double mixte (1986). Et n'oublions pas de signaler sa carrière de parolier avec les plus grands, par exemple : Johnny Hallyday, Claude François, Barbara, Michel Sardou, Sylvie Vartan, Serge Reggiani, Michel Polnareff… Et même Jean Gabin avec Maintenant, je sais.



Bastien Grimaldi, écrivain réputé, est agressé un soir dans la rue. Apparemment, l'agression est gratuite. Mais les coups de téléphone répétés, les lettres anonymes s'accumulent. Grimaldi mène sa propre enquête pour comprendre qui est à l'origine de ces menaces. C'est alors que l'ancien reporter découvre l'existence d'un maître-chanteur, Sylvain Hagner, qui dirige un réseau d'escroquerie et d'extorsion de fonds Européen…

Voici pour moi l'archétype du Ciné Dimanche de mon enfance sur TF1, le fameux "deux films sinon rien". Ce début générique signé Earth Wild & Fire signaler également pour moi que je devais aller au lit car "demain il y a école…" . Au programme de La 7ème Cible nous retrouvons de grands comédiens Français pour un mélange de polar, de drame et d'un peu de comédie. 

Dès les premières scènes de ce long-métrage nous sommes jetée sans une ambiance oppressante : Menaces systématiques, acharnement anonyme… Pourquoi lui ? L'intrigue est habilement tournée, plutôt retorse, fourmillant de personnages mineurs mais finalement cruciaux. Un récit exigeant, trop peut-être, au risque de décourager certains spectateurs égarés sur le bas coté de la route… Est ce une tourmente politique, vengeresse ou psychotique ? En réalité rien de tout cela, puisque La 7ème Cible nous ramène vers une histoire d'extorsion d'argent dont Bastien Grimaldi n'est pas la seule victime. Gaumont souhaite certainement avant toute chose offrir un divertissement familial de qualité, au budget important, sans risque et conventionnel.

Chantage brillamment orchestrée par un personnage sombre et peu dévoilé à l'écran, sorte de silhouette machiavélique interprétée par l'acteur Autrichien Robert Hoffmann, inquiétant à souhait.

Le personnage de Bastien Grimaldi, ancien journaliste pragmatique et baroudeur, n'est entouré que par des personnages d'artistes, à peu de choses près : Sa fille Laura (violoniste), sa mère (peintre), ses amis (Nelly & Jean, dans le milieu du Music-Hall et humoristique), jusqu'à son maître chanteur Sylvain Hagner. Nous retrouvons le thème de la séparation implicitement lié dans ses travaux de recherches, qu'il s'agisse de son livre sur la Corée - un pays scindé en deux - ou de son intérêt pour son prochain livre sur Berlin séparé en deux également. La 7ème Cible propose toutefois un autre regard sur le personnage "Venturien type" de l'homme isolé, en l'enveloppant cette fois-ci à l'inverse d'un entourage très présent (la famille recomposée de toute part, les amis de toujours, la belle relation père & fils et père & fille...) mais qui ne fait que traverser son espace de vie. Des vies adjacentes qui ne font que passer au milieu de son intimité désert, mais qui se remplit à nouveau à mesure que la conclusion se profile à l'horizon.

Bastien Grimaldi écrit donc un essai sur la future chute du Mur de Berlin, lors du tournage de La 7ème Cible nous sommes en 1984 soit cinq année avant la démolition de ce "Mur de la Honte".

Officiellement appelé par le gouvernement Est-Allemand "Mur de protection antifasciste", celui-ci est érigé dans Berlin à partir de la nuit du 12 au 13 août 1961 par la République Démocratique Allemande (RDA), qui tente ainsi de mettre fin à l'exode croissant de ses habitants vers la République Fédérale d'Allemagne (RFA). Cette frontière intérieure a séparé physiquement la ville en Berlin-Est & Berlin-Ouest pendant plus de vingt-huit ans, et constitue le symbole le plus marquant d'une Europe divisée par le Rideau de Fer.

Plus qu'une simple séparation, il s'agit d'un dispositif militaire complexe comportant deux murs de 3,6 mètres de haut4, avec un chemin de ronde, 302 miradors et dispositifs d'alarme, 14 000 gardes, 600 chiens et des barbelés dressés vers le ciel. Un nombre indéterminé de personnes sont victimes des tentatives de son franchissement. Cependant, il apparait que des gardes-frontière Est-Allemands et des soldats Soviétiques n'hésitèrent pas à tirer sur des fugitifs. 

L'affaiblissement de l'Union Soviétique, la perestroïka conduite par Mikhaïl Gorbatchev, et la détermination des Allemands de l'Est qui organisent de grandes manifestations, provoquent le 9 novembre 1989 la chute du "Mur de la honte", suscitant l'admiration incrédule du "Monde libre" et ouvrant la voie à la réunification allemande. Presque totalement détruit, le Mur laisse cependant dans l'organisation urbaine de la capitale allemande des cicatrices qui ne sont toujours pas effacées aujourd'hui. Le mur de Berlin, symbole du clivage idéologique et politique de la Guerre Froides.

Claude Pinoteau suit à la lettre le scénario de Jean-Loup Dabadie et laisse dialoguer ses comédiens. Un très bon choix, puisqu'une réalisation alambiquée aurait peut-être encore davantage embrouillé les cartes dans une intrigue dense... Les plans du Berlin coupé en deux offerts par le cinéaste forment par ailleurs un édifiant et précieux témoignage historique visuel de l'état de cette ville durant la Guerre froide. Enfin, l'issue finale rappelle également celle du Silencieux, soutenue par un montage parallèle similaire - L'action en cours couplée à l'orchestration d'un morceau symphonique.

Un puzzle dramatique dont Lino Ventura triomphe sans joie, au milieu des billets de banque virevoltant et d'un sanglant échange de coups de feu à l'intersection des deux Allemagne. 

Ce film frais et singulier est une œuvre de commande habituelle entièrement concentrée autour de la personnalité charismatique de Lino Ventura. Le comédien grisonnant à la carrure 
parfaite, un brin affaissée, pour incarner un homme traqué, cerné, presque impuissant face cet ennemi introuvable. Pour les seconds rôles, quelques très bonnes surprises pour des personnages hauts en couleur, de l'excellent Jean Poireten ventriloque triste et alcoolique, vieil ami dépressif mais fidèle, tantôt drôle, tantôt mélancolique, voire les deux à la fois. L'acteur partage aussi quelques très jolis moments avec son complice Lino Ventura. Et Jean-Pierre Bacri déjà hilarant en début de carrière. Son rôle d'inspecteur incapable, fort peu intéressant, en devient dès lors bien plus sympathique et original.. Bien sûr Elizabeth Bourgine, reste discrète mais finalement centrale dans la résolution de cette mystérieuse affaire.

Également présent à l'écran en forme de clin d'oeil, l'éditeur Robert Laffont en automobiliste désemparé par les événements.  

La bande originale signée Vladimir Cosma est très réussie. Cette orchestration reste longtemps dans nos mémoires, nous sommes emportés par l'atmosphère de la partition symphonique du Concerto de Berlin
Pour la création de cette composition, le maestro raconte une anecdote à ce sujet :

"Vous savez nous les musiciens jusqu'à un temps, assez récent. On était pas considéré comme grand chose. Il y avait les acteurs, les metteurs en scènes, les scénaristes, les dialoguistes… Et puis enfin les musiciens n'étaient pas quelques choses de très important. Moi j'ai senti un changement vraiment crucial à  l'occasion de ce film. Parce qu'il s'agissait de faire un concerto de violon, qui allait être joué à la philharmonie de Berlin avec l'orchestre de la capitale Allemande, interprété par Ivry Gitlis qui était à l'image. Une scène de neuf minutes qui était basée sur cette musique… Il se fait qu'après deux, trois jours où j'ai commencé à écrire le concerto, je suis tombé très malade. J'ai fait une hémorragie interne dû à un ulcère à l'estomac, et on m'a hospitalisé à l'hôpital Ambroise Paré, donc je ne pouvais plus écrire. C'était une catastrophe car dans trois semaines fallait aller à Berlin, toute les scènes étaient basées sur ce concerto ! Gaumont c'est rendu compte, par miracle, qu'il avait assuré tout le monde sauf… le compositeur de musique. Il était dans une situation terrible puisqu'il était pas rassuré. Finalement Monsieur Poiré & Monsieur Goldstaub, le directeur de production, sont allés à l'hôpital en demandant qu'on me fasse une chambre spéciale, avec un lit où il y avait un piano électrique dessus, qui me permettrait d'écrire ce concerto. J'ai accepté bien sûr. Donc j'avais des transfusions comme dans un film de Gérard Oury presque… J'ai écris ce concerto dans les trois semaines de mon hospitalisation, et dès que je suis sorti de là, on est parti enregistré avec l'orchestre philharmonique de Berlin & Ivry Gitlis, qui l'a joué merveilleusement bien. Voilà donc à partir de ce moment là, tout les jours j'avais des coups de téléphone de Monsieur Poiré : "Comment ça va Vladimir ? ça va mieux ? Est-ce que tu as fini quelque chose ? Où en es tu ?…"  Il y avait un espèce d'intention extraordinaire. Ce qui fait que j'ai même été invité au Fouquet's à la première du film !"      

Oppressant polar, avec une touche de suspense rondement menée. Lino Ventura vieillissant n'en demeure pas moins impressionnant, imposant son jeu, sa présence magnétique à l'écran, malheureusement pour la dernière fois…. Chef-d’œuvre, peut-être pas, mais La 7ème Cible est plutôt solidement bâti.

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